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Les pratiques artistiques, scientifiques et philosophiques ne se diversifient et ne se renouvellent qu’à partir des écarts, des exceptions, des improbabilités et non à travers la répétitions des idées reçues, des opinions majoritaires ou des clichés.
Les I.A génératives produisent des calculs probabilistes à partir de quantités massives de données. Ces calculs se substituent aux facultés humaines de mémoire et de synthèse qui sont à l’oeuvre dans les activités d’expression et qui sont éminemment singulières. Les I.A génératives renforcent les moyennes et les biais majoritaires en éliminant les écarts, les exceptions et les improbabilités qui sont à la base de toute création.
Réaliser DNGRNKTS c’est comme prendre à chaque fois un chemin différent pour aller toujours au même endroit. Je ne suis jamais sûr de ne pas emprunter une voie qui m’amène dans une impasse. Je n’ai pas peur de l’impasse, ce n’est pas la fin, c’est juste l’obligation de retourner sur ses pas jusqu’à pouvoir prendre un autre chemin. Peut-être une nouvelle impasse.
Certain.e.s parleraient de perte de temps, moi pas. Ça fait partie du processus de création. On considère qu’on a perdu son temps quand on cherche à atteindre un objectif dans un temps donné et qu’on n’y arrive pas. Ce qu’on appelle perte de temps dans une société capitaliste c’est quand une prévision basée sur des probabilités ne rejoint pas la réalité. Perte de temps est souvent synonyme de frustration. Pour moi c’est synonyme d’apprentissage et d’évolution. Est-ce que passer par toutes sortes de stades pour devenir adulte est une perte de temps ou au contraire la voie nécessaire pour devenir adulte ?
Le plus dur quand on veut créer quelque chose, c’est de trouver comment commencer.
Comment naissent les choses ? Est-ce qu’il y a un avant ou bien est-ce que les choses apparaissent ex-nihilo à l’instant T ? Je crois que ce qui précède la conscience est là, indicible, inatteignable, et que nous ne sommes pas équipé pour y accéder. Pas de manière logique en tout cas.
En ce qui me concerne tout commence par un son. Rarement une musique. La musique est déjà quelque chose de formaté qui appelle par son code culturel une réponse prédéfinie. Une réponse qui oriente. Mes goûts sont formatés par ma culture, la publicité, les media, mes habitudes et mon éducation comme tout le monde.
Ce son peut venir d’un animé, d’un film, d’un court-métrage, d’une pub, d’un jingle, d’un générique, quelque chose que j’ai entendu en me baladant en ville, le son d’un escalier mécanique qui n’a pas eu de visite d’entretien depuis longtemps et qui sonne d’une manière qui me plaît. Une porte coulissante qui soupire.
Quand je ne porte pas mon casque audio avec la musique à fond dedans – presque jamais en fait – j’entends des schémas sonores partout. Les sons générés par la foule, par exemple. On dirait que cette somme d’individus bouge de manière erratique. C’est l’impression qu’on a quand on ne capte pas la vision d’ensemble. C’est une illusion. Si on attend suffisamment longtemps et qu’on laisse son regard errer dans le vague on perçoit les schémas qui traversent la masse. C’est tellement vrai qu’on est capable de programmer des algorithmes pour créer des foules numériques dans les films, pour animer les PNG dans les jeux vidéos ou pour simuler le mouvement des fluides. Car la foule est un fluide.
Sans tout ramener au déterminisme je pense qu’il y a quand même une mécanique qui oriente fortement nos comportements. Par exemple, nous ne pouvont pas superposer nos corps dans l’espace physique ce qui oblige à l’évitement ou à la juxtaposition et qui aboutit à un ordre et à une certaine occupation de l’espace. Cette espace dans lequel nous évoluons est fini, il nous contraint donc. Néanmoins, ça n’empêche pas la variation même infime qui rend la réalité vivante, évolutive et intéressante. C’est de la variation que naissent les idées nouvelles.
Quand je parle de son, je ne parle pas nécessairement de vibration de l’air captée par mes oreilles et interprétées par mon système nerveux central, car comme je l’ai écrit plus haut, je passe ma vie avec mon casque audio vissé à mes oreilles. Mais par exemple, les personnes qui communiquent par signes sont très bruyantes pour moi, leurs gestes génèrent des sons que j’entends dans ma tête. Les lumières stroboscopiques ont le même effet, le clignotement des néons aussi… Donc la foule est pour moi une source de sons anarchiques assez considérable et quelques fois difficile à gérer.
Quand un son m’accroche, alors commence une histoire sans mots et sans images. Je ne vois jamais d’images associées aux sons ou à la musique. Je peux convoquer des images issues de ma mémoire mais elles ne naissent jamais spontanément. La synesthésie chez moi se manifeste sous forme de sensations proprioceptives, les mêmes qu’on ressent quand on danse. La proprioception fait partie des sens comme le goût ou la vue, c’est la capacité à ressentir la position de son corps dans l’espace. Le son ME déplace dans l’espace sans que mon corps bouge. C’est ce que j’appelle le voyage immobile dans un monde en mouvement constant.
Je ressens des histoires faîtes de caresses de l’air ou d’étoffes sur la peau sur différents axes en même temps, je sens la dérive mentale de mon cerveau qui s’éparpille et mes pensées qui deviennent flux, liquide, sans forme, fugaces. Le temps n’existe plus.
J’ai fait un épisode de déréalisation il y a deux ans suite à un stress intense, chez les personne atteintes d’un TSA ça peut arriver. C’était une expérience que j’ai trouvé très intéressante. Ça m’a confirmé que le cerveau humain est capable d’appréhender le monde comme une fiction dans laquelle il est possible de se sentir spectateur de soi-même. Et sans drogue.
Je ne prends jamais de drogues, ni illicites ni licites, qu’elles soient prescrites par un médecin, distribuées aux bars et aux tabacs ayant pignon sur rue ou par un.e délinquant.e de la main à la main au coin de la rue. Je n’ai pas de problèmes avec les drogues, je n’ai aucune position morale vis-à-vis d’elles. Elles existent depuis que l’Humanité existe, c’est un moyen de forcer les barrières de la rationalité sans avoir besoin de perdre la raison de manière définitive. C’est un moyen d’expérimenter toutes sortes d’interactions avec l’alterité de ce monde et les autres être vivants en brisant les carcans éducationnels et moraux.
Mais je n’ai jamais eu le besoin ou l’envie d’essayer. J’ai aussi la phobie d’altérer mes fonctions cognitives qui me sont précieuses. Peut-être que quand je serai un peu plus vieux j’essaierais. Rien ne prouve que la réalité sobre a plus de valeur que celle sous substances psychoactives. Le cerveau ne sait pas faire la différence entre ce qu’on appelle la réalité et n’importe quelle autre fiction.
Les drogues sont considérées uniquement d’un point de vue moral pour des raisons idéologiques. L’alcool est une des substances psychoactives les plus répandues qui fait énormément de dégâts – maladies, violences, viols, démences, accidents de la route – pourtant personne ne pense sérieusement à l’interdire, objectant que cela aboutirait à un marché parallèle non contrôlable. Pourtant, la bourgeoisie capitaliste qui consomme des drogues comme le reste de la population considère que les drogues qui permettent de s’échapper de l’enfer de contraintes qu’elle appelle le travail ou qui fait baisser la motivation à produire et à consommer est néfaste pour ses affaires et n’agite pas le spectre de la prohibition.
Dans mon processus créatif un son en amène un autre, une tonalité en appelle une autre, une structure apparaît. Des fois la structure change, elle m’échappe, je n’arrive plus à la saisir, je ne vois plus les schémas, je suis incapable de créer le maillon suivant. C’est à cette étape que je lâche prise. Je fais autre chose, je romps. Des fois je casse l’ouvrage comme on jette un vase sur le sol, pour en ramasser les morceaux et les recoller différemment. Je RE:mixe, je change de point de vue. Des éléments exogènes et des impuretés entrent dans la nouvelle composition et donnent un résultat inattendu. Ça sonne étrange jusqu’à ce que plus tard en réécoutant ça sonne comme si une autre personne en était l’autrice et non moi. Souvent j’ai oublié comment j’ai fait une chose et je la découvre comme si j’étais un primo auditeur. Je n’archive presque rien de mon processus de production. J’oublie au fur et à mesure.
Mes émissions sont un désir d’écouter quelque chose que je n’entends nulle part ailleurs mais aussi de retrouver cette sensation d’émulation que j’ai éprouvé en écoutant des émissions dans les années 1980/90 à la radio. C’est de cette manière que j’ai voulu moi aussi faire quelque chose dans ce domaine, à l’époque et tout au long de ma vie jusqu’à aujourd’hui. Je suis sincèrement convaincu que ce qu’on nomme le hasard faute de comprendre comment le monde fonctionne permet de se rencontrer soi-même au travers des autres. Ces autres portent ou ont porté des noms comme DJ Red Alert, Président Rosko un DJ de radio Nord-américain qui présentait une émission enregistrée et prête à diffuser appelée Hollywood music diffusée sur une radio locale de ma ville.
C’est en voulant non pas faire comme eux mais en voulant comprendre comment eux faisaient que je suis arrivé à ce que je fais aujourd’hui.
J’aime faire ce que je fais même si cette activité possède sa part d’incertitude, comme de savoir si je vais réussir à aller au bout à chaque fois. J’aime faire ce que je fais car je suis fait pour ça et que mon activité est le fruit d’un choix et l’aboutissement d’un chemin qui commence quelques années après ma naissance et qui finira quand l’interrupteur organique se positionnera sur OFF.
Chaque session de DNGRNKTS est le résultat non pas d’une méthode ou d’une recette mais d’un contexte physique et mental. Mais aussi d’impondérables; la météo, la couleur de la lumière, la sonorité de l’air ainsi que sa température, l’informatique et ses bugs, les pannes du matériel électronique, la perte des données d’un travail d’une journée, ma difficulté à ressentir le temps qui passe et ma dyslexie qui me fait mélanger les jours sur un calendrier, ou une page de mon agenda que je saute s’en m’en rendre compte. « Quel jour on est ? » est la question que je me pose le plus chaque jour.
Il y a aussi la fatigue mentale et mon hyperacusis qui associée à un TDAH me rendent irritable et incapable de rester concentrer sans avoir constamment le son à fond dans mon casque. Je peux passer la journée en n’ayant entendu que quelques minutes de la réalité.
Je me pose dans un café, je regarde ce film projeté derrière la baie vitrée qu’on appelle la réalité. Je suis en voyage immobile dans un monde en mouvement constant. Je dérive. L’amorce se crée.
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